"La fonction du capital est désormais une de ses fonctions soumises à la fonction de pouvoir. Il ne se fonde pas principalement sur des calculs économiques, mais sur ceux visant à organiser et garder un pouvoir suprasociétal dans la société".

Alexandre Zinoviev "Le facteur de compréhension"

Dans les articles précédents nous avons déjà évoqué les phénomènes de démocratie dirigée et du nouvel ordre mondial. Aujourd'hui nous nous pencherons sur l'économie mondiale, les nouvelles formes (supra-économiques) de son organisation, ainsi que les raisons de sa création et de son existence.

L'économie. Ce terme a plusieurs sens. Il s'agit d'une science (ou d'une quasi-science), d'un objet qui reproduit d'autres objets de manière systémique, et d'une forme d'organisation de l'activité productive des êtres humains. Les "revenus" et les "pertes" sont les deux caractéristiques principales de cette forme économique d'organisation. C'est vrai depuis l'époque d'Adam Smith, voire depuis l'invention du système de comptabilité en partie double par les négociants de Venise. Quoi qu'il en soit, le dernier quart du XXe siècle s'est distingué par l'apparition d'autres catégories de régulation et d'une autre forme d'organisation, dans le cadre de laquelle les revenus et les pertes n'ont plus aucun sens pour le profil économique de la société: le seul point d'intérêt étant le "superprofit" dans le cadre du super-pouvoir mondial.

La pensée économique libérale présente souvent l'époque du président américain Ronald Reagan comme le meilleur exemple de politique économique. Ce dernier avait rapidement surmonté une crise très grave de l'économie américaine, qui avait commencé à la fin des années 1960 pour finir au début des années 1980. La baisse des impôts et la libéralisation des règles économiques en général auraient ainsi produit un "miracle" et redressé l'économie américaine. Mais c'est un mensonge. Les États-Unis se sont réellement redressés, mais un autre facteur important doit être pris en compte: sous la présidence de Reagan les Américains ont lancé la politique des emprunts illimités et non-remboursés. L'économie "à la Reagan" a donc deux secrets: l'abandon de la couverture or du dollar — ce qui avait été déjà fait avant lui, au milieu des années 1980 — et des emprunts illimités, lancés depuis le début des années 1980.

Sous la présidence de Reagan, les États-Unis ont donc connu une augmentation sans précédent de leur dette publique de l'ordre de 188% (passant de 834 milliards de dollars en 1980 à 1 525 milliards en 1986). Le système a donc "avalé" 800 milliards de dollars. Qui plus est, dans les années 1980, la valeur réelle du dollar était de plusieurs fois supérieure à celle d'aujourd'hui.

Sous le mandat de son successeur Georges H. W. Bush, la dette publique américaine a également augmenté de 46%, soit une hausse de plus de 200% en dix ans.

Les possibilités d'alimentation en crédits du système américain se sont pratiquement épuisées vers le début des années 1990, mais le monde a alors connu la chute de l'URSS et de tout le camp socialiste. L'intégration de cet espace à la circulation de dollar et l'agrandissement du marché ont fondé les "années d'or" du président Clinton, sous lesquelles la dette n'a augmenté "que" de 17%.

Vers la fin des années 1990 le marché a épuisé ces ressources d'élargissement octroyées par le camp socialiste. Et la présidence de Georges W. Bush s'est donc soldée par l'augmentation de la dette américaine de 77,5%. Dès lors, il n'était plus possible d'attirer d'autres crédits: il n'y avait tout simplement plus de créanciers. C'est la nature réelle de la crise de 2008.

Barack Obama, président américain depuis 2009, a pourtant trouvé une "solution": les crédits se fonderont désormais sur l'émission pure et dure.

Ainsi la dette publique des États-Unis a augmenté de 834 milliards de dollars en 1980 jusqu'à près de 17 234 milliards de dollars en 2013, en valeur absolue. La hausse absolue de l'endettement s'est donc chiffrée à 16 600 milliards de dollars (environ 500 milliards par an) pendant ces 33 années.

Ces injections annuelles de 500 milliards de dollars non-remboursables, et de fait gratuits (la planche à billet étant le seul poste de dépenses), constituent donc le fondement "économique" réel du haut niveau de vie (de consommation) dans le monde dit "civilisé". Aujourd'hui la dette publique des États-Unis atteint 100% de leur PIB, tout comme le total des dettes des pays de l'Union européenne. Le leader européen dans ce domaine est la Grande-Bretagne, principal allié de l'Amérique (voire son 52e État). L'endettement britannique a atteint 400% du PIB. Ainsi, le "miracle" de l'économie à la Reagan, qui est en vérité la plus grande escroquerie financière dans l'histoire humaine, a conquis le monde "civilisé".

Personne ne remboursera jamais ces dettes. Leur charge étant aujourd'hui infime, le service des emprunts est toutefois de plus en plus encombrant, les déficits budgétaires ne cessent d'augmenter, la croissance reste pratiquement à zéro voire en-dessous, d'après certains experts. En outre, les dettes accumulées sont relatives au PIB, alors que les taux d'intérêt, bien que très peu importants, existent en réalité et exigent de l'argent qui manque de plus en plus aux budgets à cause de l'économie en stagnation. Si le gouvernement réduit ses dépenses sociales, le peuple se soulèvera, ce qui se soldera par la défaite aux élections. Il faut donc attirer de nouveaux crédits… Un cercle vicieux.

Tôt ou tard, le monde civilisé sera obligé de faire effacer ses dettes et même si leur remboursement est en théorie impossible, le risque de chute du niveau de vie de sa population est au contraire très réel. Qui plus est, la "classe moyenne", qui est considérée comme l'appui principal du pouvoir de chaque État occidental ces 150 dernières années, ne l'est de fait plus depuis au moins 30 ans. La classe moyenne classique est constituée des gens aisés (mais pas riches) qui assurent le processus d'épargne. Aujourd'hui ces citoyens forment une couche extrêmement mince de la population. La classe moyenne est désormais considérée comme une couche sociale qui génère un certain volume de consommation (c'est-à-dire dépense l'argent au lieu de l'épargner) et, satisfaite par son niveau de consommation, doit soutenir le pouvoir existant. Mais c'est une absurdité absolue! Car toute la consommation de cette classe moyenne fictive se fonde sur les dettes. Et cet endettement ne fait que croître, allant des crédits pour acheter une maison ou une voiture aux emprunts visant à payer les intérêts des crédits précédents. Bref, les citoyens font face pratiquement à la même situation que les États.

On me dit souvent: penses-tu que les Occidentaux ne le comprennent pas? Qu'ils sont idiots en ignorant leur situation réelle? Ils trouveront sans doute une issue, affirment ceux qui croient en la nature "suprahumaine" de la société occidentale. Comment ont-ils pu laisser passer une chose pareille?

La réponse est assez simple. Je voudrais vous rappeler que toute l'économie à la Reagan et la politique américaine étaient soumises à un seul objectif suprême: l'élimination de l'empire du Mal — c'est-à-dire l'URSS. Et la croissance illimitée des dettes a sans doute aidé les États-Unis et l'Occident à mettre fin à l'Union soviétique. Afin d'instaurer son hégémonie globale, l'Amérique a accepté un endettement énorme, public comme privé. L'objectif étant déjà atteint, il est aujourd'hui temps de cesser d'emprunter et de commercer à rembourser. Mais elle n'y arrive pas… Elle est incapable de réduire le niveau de consommation, les dépenses militaires, sociales etc. Elle rappelle un sportif qui a gagné des compétitions grâce au dopage. Il n'est rien sans ces substances, mais elles le transforment en champion honoré. Ou comme un toxicomane obligé d'augmenter sans cesse le dosage pour maintenir le plaisir.

Ayant détruit l'URSS, les États-Unis se sont injectés une drogue très puissante, c'est-à-dire ont obtenu la domination globale — ou super-pouvoir selon les termes de Zinoviev. Leur objectif principal est donc aujourd'hui de conserver cette position, le reste n'ayant plus aucune importance pour les détenteurs du super-pouvoir.

On peut supposer logiquement que ce système "miraculeux" de crédits illimités et non-remboursables pourrait très bien s'écrouler d'ici un ou deux ans.

Une seule solution honnête existe: renoncer à la domination globale, inviter les autres à un partenariat égal dans le gouvernement mondial et s'occuper sérieusement de ses propres problèmes pour serrer la ceinture et apprendre à vivre et à travailler sans ce "dopage de crédit et d'émission". Est-ce que quelqu'un croit que les États-Unis opteront pour ce scénario honnête et accepteront leur situation réelle? Moi, je ne n'y compte pas. Personne ne cède jamais volontairement la domination globale.

Il faut donc s'attendre au scénario malhonnête, dont nous constatons les résultats ces dernières années — les événements en Ukraine ne sont qu'un élément systémique de ce scénario. Si le maintien de ce super-pouvoir mondial, dans le contexte de l'impossibilité de conserver la pseudo-économie de crédit et d'émission, nécessitait une nouvelle guerre mondiale, l'Amérique la déclencherait si elle était certaine de sa victoire.

C'est exactement le sens principal de la situation géopolitique actuelle. Compte tenu de tout cela, il faut se poser plusieurs questions, sans quoi il est impossible d'agir de manière raisonnable.

Est-il possible de suivre le scénario de dévaluation des dettes par les émissions jusqu'à leur remise complète sans faire chuter tout le système? Si c'est en effet possible, quelle position adopterons-nous? La soutiendrons-nous? Pour quoi en échange? Y-a-t-il un moyen de garantir une "récompense" pour notre participation positive? Est-ce que ce scénario exclut la guerre totale ou au contraire augmente sa probabilité?

Et si nous travaillons à la destruction de ce système (par exemple à l'aide du rouble pétrolier qui est déjà en état de création), quel prix sommes-nous prêts à payer? Notre pays, notre peuple, notre nation: sommes-nous prêts à payer pour notre participation à l'élimination de l'hégémonie mondiale? Est-ce que nous comprenons que l'introduction du rouble pétrolier, la création de la banque des BRICS et le développement de l'Organisation de coopération de Shanghai visent notamment cet objectif? Qu'est-ce qu'il faut faire de plus pour atteindre ce but? Et comment peut-on éviter la guerre globale? Quelle doit être l'image de ce "nouveau monde" après la destruction du super-pouvoir global? Avons-nous un projet, ou au moins ses contours?

Les autorités russes doivent répondre à ces questions aujourd'hui, en analysant la situation et en décidant de manière responsable. A mon avis, dans beaucoup de cas le choix a déjà été fait. Mais il vaudrait mieux que nous, les citoyens russes, répondions aussi à ces questionnements pour essayer de comprendre de quoi il s'agit en réalité. Nous essaierons d'apporter des éléments de réponse dans les articles suivants du Club Zinoviev.