Dans la société contemporaine, le mythe s'est transformé en outil de realpolitik et de géopolitique. Le mythe se traduit en action, il est une justification et un prétexte d'agression. Il sert de base aux guerres contemporaines, et dans un sens global le mythe reste le fondement des revendications, par les superpuissances, de la domination mondiale.

Il convient de qualifier la géopolitique, systématiquement et consécutivement orientée vers la réalisation de tel ou tel mythe bien que leur qualité et leur nombre soit limité à notre époque, de "géo-mytho-politique". Depuis plusieurs milliers d'années elle s'est exprimée dans le principe historique "Carthago delenda est, Carthaginem delendam esse" — Carthage doit être détruite.

Le mythe comme réalité politique

Selon les idées reçues le mythe, en tant que système purement archaïque, existe dans la société moderne séparément de la politique, hormis peut-être à des époques de très haute tension historique, quand il est ouvertement articulé par les hommes politiques. De ce point de vue le mythe appartient complètement à l'Antiquité et apparaît à l'ordre du jour contemporain sous forme d'incohérence ou d'excès, ce qui s'accorde également avec le tableau positiviste et progressiste du monde.

Aujourd'hui, les mythes "percent" sur le plan géopolitique de manière plus insistante et flagrante, en réalité le mythe n'a jamais disparu. Simplement, toutes les entités historiques ne sont pas capables de réaliser leurs propres mythes, et le nombre d'entités dans la politique et la géopolitique d'aujourd'hui se réduit de manière indéfectible.

Au XXe siècle, le monde a été confronté à au moins trois paradigmes mythologiques — le communisme russe, le fascisme allemand et la "suprasociété occidentale", selon la définition d'Alexandre Zinoviev — qui ont directement déterminé le cours de l'histoire du monde. De par leur contenu, ces trois mythes avaient des différences fondamentales. Mais ils avaient un point commun: tous sont passés de mythes plus ou moins locaux à un statut global-total, tout en obtenant une signification appliquée dans la réalisation de plans géopolitiques concrets.

Cependant, sans acceptation intérieure par la société, les mythes ne fonctionnent pas et ne peuvent pas être mis en œuvre. C'est pourquoi ceux qui manient les mythes géopolitiques visent avant tout leur propre société. Ces mythes, une fois formalisés, perdent leur force motrice réelle, comme cela s'est produit à l'époque tardive de l'URSS.

Le mythe ne sert pas d'anticipation aux actions de l'État sur l'arène mondiale mais le poursuit à toutes les étapes, devenant à la fois le prétexte et la justification d'une guerre. La guerre dans la société médiatique contemporaine, et considérée comme éclairée, n'a pas changé: comme avant c'est une guerre juste, la guerre du juste côté de l'histoire, la guerre contre le mal absolu.

Les formes de ce "mal" sont adaptées au maximum à l'image médiatique et aux archétypes créés par la propagande. C'est le rôle réservé aux régimes dits dictatoriaux et totalitaires. En Yougoslavie, en Irak, en Libye, en Syrie et au cours des nombreuses révolutions de couleur on se battait contre le "mal" personnifié. Aujourd'hui, la Russie a été désignée comme ce "mal" (comme entité historique) et, personnellement, Vladimir Poutine.

Le philosophe Jean Baudrillard a qualifié la première guerre d'Irak, en 1991, de simulacre télévisuel. Ce simulacre ne s'est finalement pas avéré médiatique, mais bien mythologique, inclus dans la politique générale de l'Occident collectif, et par conséquent dans la mytho-politique et la géo-mytho-politique. Telle est la réalité du redécoupage du monde contemporain.

La géo-mytho-politique des USA au XXIe siècle

La géo-mytho-politique du XXe siècle était indéniablement messianique, et ce du côté de toutes les entités mondiales existantes à diverses périodes. Aujourd'hui, le messianisme ne s'est conservé qu'aux USA sous forme de la "liberté" et de la "démocratie", exportées et établies dans le monde entier (on parle de moins en moins aujourd'hui du grand "rêve américain"). Mais c'est à titre de mythe que la liberté et la démocratie sont devenues un outil pour établir un ordre mondial précis.

Ce mythe s'est transformé en idée d'exclusivité historique des USA, dont le président Barack Obama parle le plus ouvertement, et avant cela elle a été théoriquement (et idéologiquement) formulée par Francis Fukuyama dans le concept de la "fin de l'histoire". Les conséquences de cette métamorphose n'ont pas encore été comprises, mais son impact sur le déroulement de la situation mondiale prend un aspect menaçant.

La géo-mytho-politique des USA dépasse aujourd'hui tout ce qui a existé jusqu'à présent. Contrairement à la plupart des empires et pseudo-empires continentaux, elle a cessé d'être locale et unidirectionnelle pour devenir globale et s'étendre sur le monde entier.

Au XXIe siècle, en héritant de la subjectivité politique et économique de l'Occident, les USA ont également récupéré l'opposition mythologique de base de la civilisation occidentale: les civilisations barbares. Les frontières de la nouvelle civilisation passent exactement sur la ligne du "milliard d'or".

La liberté et la démocratie, dans ce sens, sont un mythe instrumentalisé et "technologique" mélangeant étrangement et à camouflant à la fois les niveaux fondamentaux et appliqués. Ces mythes justifient moralement et idéologiquement toute action vis-à-vis aussi bien de la société non-occidentale que de sa propre société occidentale.

Le fait est qu'une multitude de mythes qui se sont succédé — la Pologne "d'une mer à l'autre", la "Croix à Sainte-Sophie" (Constantinople) de l'Empire russe, "l'extension de l'espace vital à l'Est" de l'Allemagne nazie, l'Ukraine "indépendante", et bien d'autres — se sont avérés "insurmontables" pour leur porteurs et ont entraîné le repartage du monde. On ignore si les USA supporteront le mythe de leur propre exclusivité en omettant l'oripeau idéologique et propagandiste. Alors que ce que la réalisation ou, au contraire, l'échec de ce mythe entraînera pour la Russie devient de plus en plus évident.

La géo-mytho-politique en Russie contemporaine

A titre de consensus social, on a imposé à la Russie postsoviétique une géo-mytho-politique négative, construite autour du complexe artificiellement créé et proclamé de culpabilité et d'infériorité "bloquant" la politique nationale et étrangère constructive, la politique nationale et étrangère constructive. La "démocratie souveraine" est restée un projet de com'.

Dans ces conditions, tout processus d'intégration était présenté automatiquement comme une agression, une expansion, un revanchisme, et l'intégrité intérieure comme un impérialisme et un totalitarisme. En fait, on a inculqué à la Russie un complexe d'action historique.

Mais même quand la Russie ne fait rien ou que ses actions sont défensives, le mythe de la "menace russe", dont parlent sans cesse les politiciens occidentaux, demeure dominant en Occident. C'est ce fantôme qui s'est manifesté dans le contexte de la crise ukrainienne et qui est introduit à l'ordre du jour politique et médiatique: la nouvelle d'une "invasion russe" s'est transformée en série d'information quotidienne.

Au fond, la géo-mytho-politique russe des 25 dernières années fut une "invitation" à l'agression. Après tout, l'"empire du mal" barbare dans la terminologie de la Guerre froide, un vice dans l'évolution sociale — ce qu'on essaie de faire de la Russie — ne mérite rien d'autre que d'"entrer dans le monde civilisé". Un autre mythe qui était perçu jusqu'à présent comme quelque chose allant de soi et était un repère de la politique dans tous les domaines.

Telle est la logique inéluctable de la "tragédie russe" qui a mené la Russie vers le démembrement et l'effacement de l'histoire. La sortie historique de l'impasse qui a commencé sur la vague des événements en Ukraine, ainsi que des processus d'intégration eurasiatique, signifie qu'on surmonte aujourd'hui la géo-mytho-politique négative, avec pour seule différence que ce n'est pas le mythe qui transforme la réalité, mais la réalité qui renverse le mythe.