En Syrie, il ne s'agit pas seulement de neutraliser les menaces à notre sécurité sur des terres éloignées, de défendre un allié et de poursuivre nos propres intérêts. La situation est plus sérieuse: nous établissons un nouvel ordre mondial.

Les ambitions

Condoleezza Rice (ex-secrétaire d'État américaine) et Robert Gates (ex-secrétaire à la Défense américain) ont publié dans le Washington Post un article soutenant une idée créative et très nouvelle: selon eux, la Russie s'est ingérée dans les affaires syriennes car elle souffre d'un "complexe de superpuissance". En dorlotant la population russe enivrée par la propagande, le président russe Vladimir Poutine stabilise la situation intérieure difficile grâce à ses victoires en politique étrangère. Les auteurs appellent à ne croire en aucun cas que la Russie veut la paix au Moyen-Orient et suggèrent d'"équilibrer" immédiatement la présence russe par un soutien actif aux forces qui nous sont opposées.

Le politologue Zbigniew Brzezinski est encore plus précis: de son point de vue, la Russie attaque les actifs des USA en Syrie. De facto, Brzezinski reconnaît donc que l'État islamique (Daech) et d'autres criminels sévissant en Syrie font partie de l'inventaire américain et que la Russie porte directement atteinte à la propriété américaine par ses agissements. C'est pourquoi les USA doivent réagir.

Force est de reconnaître que nous nous sommes effectivement mis en travers de leur chemin. Les plans américains à court terme prévoient le pillage et la désindustrialisation de l'Europe dans le cadre du Partenariat transatlantique commercial et d'investissement (TTIP). Les critiques américaines actuelles vis-à-vis du constructeur automobile allemand Volkswagen ne sont qu'un premier pas. Nous devons nous attendre à une grande nouveauté historique où les taux d'intérêts négatifs importants s'ajouteront à la suppression de l'argent liquide. Cela devrait toucher les pays développés — et pour les pays en développement les compteurs seront simplement remis à zéro (cf. Chypre).

Nous devons nous attendre à la dévaluation de tous les actifs industriels et à leur rachat massif par ceux qui ont accès à la planche à billets de la Réserve fédérale américaine (Fed). Puis à une hyperinflation — pour ceux qui resteraient dans un système avec de l'argent liquide. La mise en œuvre de ces projets suppose un démantèlement et une suppression des États et de toute autre institution de volonté et de pensée souveraine.

Ils ne renonceront pas à l'idée d'exploitation. Ils ne renonceront pas aux interventions, aux révolutions, aux coups d'État, aux assassinats, à la promotion de leurs agents à des postes importants, à la corruption de toutes les figures clés, au lavage de cerveau, à la désintégration morale de la population, à sa séduction, au soutien à divers terroristes, rebelles, et autres armées privées. Ils ne renonceront pas à leur aspiration à mener une guerre globale permanente, à placer tous les individus dans une dépendance médicale, pharmaceutique et financière totale. Ils ne renonceront pas à l'objectif d'un contrôle total des émotions, des pensées, du comportement aussi bien de certains individus que de populations entières.

Ce n'est pas un accès de paranoïa: telle est leur nature sociale. Ils ne pourront pas être différents tant qu'ils ne le voudront pas. Mais un tel changement n'est pas à prévoir à moyen terme. Ce sont des prédateurs. Quand je dis "ils", je ne parle pas des USA en tant que pays et État. Je parle d'une espèce particulière d'individus apparus dans les villes italiennes au sein des "corporations" (commerçants de gros et banquiers) qui sont devenues aujourd'hui des supersociétés et ont décroché le superpouvoir (lisez Alexandre Zinoviev). La finance mondiale, les États et les actifs industriels sont entre leurs mains. Désormais, ils veulent posséder notre psyché, notre corps et notre volonté. Cette information est en accès libre. En réalité, tout cela est très évident. La conspirologie a été inventée pour avoir la possibilité de coller une étiquette de "complots conspirationnistes" alors même qu'ils n'existent pas.

Il ne doit rester aucun acteur autonome dans le monde. Le président syrien Bachar al-Assad doit partir parce qu'il n'a pas voulu le faire lui-même. Personne ne peut avoir sa propre volonté. La moindre allusion à la souveraineté? Tu dois être éliminé. C'est également le cas sans parler de souveraineté — mais alors il est possible de garder la vie sauve. Pour l'instant.

C'est à tout cela que la Russie a décidé de s'opposer. L'opération de 2008 en Ossétie du Sud peut encore être expliquée par l'attaque contre les casques bleus russes et par la nécessité de défendre sa population. Le rattachement de la Crimée à la Russie et l'aide au Donbass ukrainien peuvent également s'expliquer par des "intérêts" et une "nostalgie impériale": un territoire limitrophe, une population russophone, historiquement un même peuple, la réduction considérable du temps de vol d'un missile éventuel jusqu'à Moscou, etc.

Mais une opération en Syrie, à des milliers de kilomètres de chez nous? Certes, on peut parler d'une frontière éloignée de défense contre les terroristes, des intérêts de Gazprom et ainsi de suite. Et ce serait également correct. Mais cela n'expliquerait pas tout. En réalité, nous nous dirigeons de nouveau vers une sérieuse aggravation des relations avec les USA. Et ce n'est plus à nos frontières. Pourquoi?

Il ne s'agit pas d'intérêts ou de profits. Il est question d'une stratégie de survie. S'ils formataient le monde à leur guise (en semant le chaos dans la majeure partie et en éliminant dans la partie restante toute possibilité de créativité et d'organisation autonome), nous ne pourrions pas rester longtemps cloîtrés dans notre forteresse. Tôt ou tard ils nous auraient à l'usure et par un siège.

L'heure est venue d'agir et de jouer cartes sur table. Nous ne sommes pas d'accord avec leur vision de l'ordre mondial. Nous sommes prêts à soutenir tous ceux qui sont prêts à s'opposer à leurs plans de domination, où qu'ils soient. Nous défendrons les États, peu importe lesquels, peu importe leur régime ou leur confession. Nous pacifierons tous ceux qui porteront atteinte à la souveraineté de leurs voisins, même s'il s'agit d'un protégé de l'hégémonie. Dernier argument de poids: nous sommes en parité nucléaire avec l'hégémonie.

Nous avons la force, il nous faut une idéologie

Comme nous avons commencé d'agir, il est également temps de parler. L'idée d'un monde multipolaire entend rompre avec la domination d'un seul centre de force sur la planète. Mais cela ne nous suffit pas. Il faut expliquer clairement à quel ordre mondial nous proposons d'adhérer volontairement. Quel ordre mondial mettent en place les forces aérospatiales russes en Syrie? En éliminant les criminels dans ce pays, nous jouons le rôle d'une force policière, mais dans quel monde? On va certainement nous accuser d'avoir pris délibérément cette responsabilité, tout en affirmant que nous sommes de mauvais policiers qui ne frappent pas les bonnes cibles.

Au-delà du droit, nous devons justifier notre présence en Syrie sur le plan idéologique. Nous devons agir comme les agents d'un nouvel ordre mondial alternatif, clairement et en toute transparence.

Le plus important, dans tout cela, est l'idée que nous opposons une paix globale à la guerre globale. Nous proposons un nouvel ordre mondial, contrairement à leur ordre de guerre. Nous revendiquons une fonction de force dans un monde sans violence. Et au Moyen-Orient nous avons réellement besoin d'instaurer la paix. Elle serait possible si les principaux acteurs acceptaient qu'elle vaut mieux qu'une guerre, et si nous détruisions efficacement tous les "outils" de guerre. C'est situationnel.

Mais sur le plan conceptuel nous devons également répondre à la question de savoir comment un nouvel ordre mondial est possible. Comment réaliser le rêve millénaire des peuples d'une vie sans guerre. Il serait logique de répondre à cette question aujourd'hui, à l'heure d'une guerre multilatérale et hybride de "certains contre d'autres", voire de "tous contre tous". A l'heure où l'humanité se trouve au seuil de l'autodestruction et de la dégradation.

Qu'avons-nous à dire à ce sujet? Avons-nous une approche sociologique et anthropologique? Quels sont nos actifs? Nous avons testé en Russie l'idée d'une société solidaire sans classes, et l'avons proposée aux autres. Et aujourd'hui?

Voici brièvement quelques idées à ce sujet.

Une coexistence à petite échelle plus qu'une humanité unie

Sur le plan social, nous devons bâtir le futur ordre mondial en rejetant l'objectif de rendre heureuse toute l'humanité. Personne ne doit avoir le droit à une "position sociotechnique" vis-à-vis de la paix humaine. Le désir de conduire l'humanité jusqu'à un certain état de perfection doit être considéré comme criminel. Le chemin qui mène à l'enfer social est justement pavé de ces intentions. Et je ne parle pas des cas où, sous l'étendard d'une vie meilleure pour tous, on étale en fait un terreau fertile pour les "corporations". Le vol et le pillage, dans le monde moderne, sont toujours déguisés en mission noble. Transforme, réforme et n'organise que toi-même. Puis tu pourras partager ton expérience avec ceux qui le souhaitent. Il faut taper sur les doigts de tous ceux qui chercheront à réorganiser les autres.

Il faudra réprimander tous ceux qui voudront nous spiritualiser par la force, que ce soit selon le modèle catholique, islamique ou un autre. Ainsi que ceux qui démocratiseront, émanciperont sexuellement, etc. En d'autres termes, personne ne doit établir d'ordre mondial global.

Aujourd'hui, contrairement à l'URSS, nous n'imposons rien à personne. Ni le socialisme, ni la démocratie, ni le capitalisme… Nous imposons uniquement la paix. Le monde repose sur l'équilibre entre deux processus — séparation et intégration. Si tu veux faire quelque chose: sépare-toi d'abord, organise une niche écologique, un endroit où tu ne te mélangeras pas avec les autres et où ta vie n'empêchera pas les autres d'exister.

Cela ne signifie pas que rien ne doit unifier l'humanité. La répartition de divers individus et peuples en niches écologiques doit être accompagnée d'un processus d'intégration intensif. A l'étape actuelle (environ un millénaire) ce rôle est rempli par le processus de communication. Une communication basée sur l'intérêt mutuel et la compréhension.

Et il ne faut pas encore inventer d'objectif commun pour l'humanité. C'est prématuré. Et ce n'est pas une question de personnes. En ce qui concerne l'objectif de l'humanité: soit Dieu donnera un nouveau conseil, soit l'histoire décidera d'elle-même.

Un besoin d'initiative anthropologique stratégique

Hormis la dimension sociale, un nouvel ordre mondial doit aussi avoir une dimension anthropologique. Quel type d'humanisme serait prometteur pour une humanité pacifique? Quel pourrait être le repère? Je pense qu'il doit être le rejet de l'égoïsme.

On retrouve notamment une telle vision anthropologique chez Marx. Il concevait clairement un monde sans prédateurs, sans exploitation et sans guerre. Tout homme participe consciemment à la vie de l'humanité. Toute son activité tend vers la reproduction et le développement de tous les hommes.

Et le philosophe se demandait: qu'est-ce qui empêche une telle situation de se produire? Marx en cherchait la cause dans l'activité économique. Il a tout réduit à la question de la propriété des moyens de production. Même si on ignore comment cette propriété peut empêcher de travailler pour le bien commun. Et, dans l'autre sens, comment peut-on m'empêcher d'agir contre les intérêts communs même en me privant de cette propriété.

Bien évidemment, il ne s'agit pas uniquement de propriété et d'économie, ni seulement de pouvoir. Il s'agit d'égoïsme et d'égoïsme rationnel. Comme l'indiquait Alexandre Zinoviev.

L'URSS avait choisi la voie de l'élimination des classes. On a supprimé l'exploitation et, avec elle, les porteurs des ordres d'exploitation. Mais l'égoïsme s'est tout de même reproduit. Parce qu'il est un complexe de motivation compliqué se composant d'émotions, de visions et de convictions. C'est un certain mode de vie. Il s'affirme également dans la structure sociale et se reproduit avec elle. De plus, la force et l'inertie de ce mode de vie sont telles que même la structure sociale, radicalement transformée sous l'impact de ce facteur, revient à ses formats initiaux. Notre nomenklatura a détruit le pays (ou a permis de le faire, ce qui revient au même) pour créer des richesses individuelles et les transmettre par héritage. Elle a reproduit la structure de la société de classes.

Dans le même temps, l'homme peut changer. Il est particulier en ce qu'il est libre des déterminants biologiques. Et même à certaines conditions — socioculturelles.

Nous devons nous débarrasser de l'égoïsme. En fin de compte, la corruption est également une manifestation d'égoïsme. L'anthropologie, les pratiques humanitaires et la philosophie russes doivent être la priorité. Nous devons régler le problème de l'égoïsme pas tant par la discipline ou les sanctions deux méthodes fébriles et précaires, mais à travers la pratique de l'identité. A travers la pratique d'une culture de l'attitude individuelle, de l'effort individuel, des décisions individuelles.

L'homme qui le veut consciemment et passionnément doit devenir un homme de l'Univers. Un homme responsable de la continuité de la vie sur Terre en dépit de tous les intérêts corporatifs, sociaux et génétiques, en dépit de tout égoïsme collectif et personnel.

Le thème de l'égoïsme doit constituer le corps de la culture: de la littérature, de la philosophie, de l'éducation, de la politique et de la pratique sociale. La philosophie et l'idéologie de la participation responsable aux affaires de l'humanité doivent devenir notre mentalité.

Nous devons apprendre à produire un tel individu. Nous devons réussir à montrer au monde la possibilité même d'une telle pratique de l'homme, la possibilité d'une telle "construction humaine". Et ce serait, en plus de la force, notre plus importante contribution à l'établissement de la paix sur notre planète.