Le 29 octobre 2015, le grand penseur russe et soviétique Alexandre Zinoviev aurait fêté son 93e anniversaire. L'héritage culturel de ses œuvres est colossal. Dans ses travaux, Zinoviev dépeignait l'humanité contemporaine clairement et sans concession.

Pour la première fois depuis Marx, Zinoviev a proposé une sociologie effective, c'est-à-dire une description de l'ordre sociopolitique et socioéconomique du monde contemporain. Les œuvres de Zinoviev dépassent largement tous les travaux des humanistes occidentaux contemporains de par leur capacité à saisir le fond du processus historique et sa problématique actuelle réelle.

En s'appuyant sur les modes d'organisation de la pensée élaborés par Zinoviev, nous pouvons tirer une image réelle de "ce qui existe". Pour avancer, il nous faut encore trouver l'image de "ce qui doit exister".

La philosophie authentique doit fournir une réponse à cette question. L'école philosophique russe fondée par Zinoviev et ses collègues à la faculté de philosophie de l'Université d'État Lomonossov de Moscou en 1952 fournit tous les outils pour baser une nouvelle philosophie russe postmarxiste.

Une telle pensée n'aurait pas été possible sans la contribution intellectuelle de Zinoviev, dont l'héritage solide nous est encore utile face aux défis du XXIe siècle.
Le mardi 27 octobre 2015, Rossiya Segodnya accueillait les 6e Lectures internationales de Zinoviev sur le thème "Alexandre Zinoviev et les idéologies contemporaines".

Ce cycle a accueilli de nombreux participants pour des discussions de haut niveau sur des thèmes comme "Le monde contemporain et la lutte des idéologies", "L'idéologie de la mondialisation et les éventuelles alternatives" ou encore "Zinoviev: l'idéologie de l'avenir".

L'organisation d'un débat sur cette notion philosophique et sur l'institution socioculturelle en tant qu'"idéologie" n'était pas un hasard. Pendant la perestroïka de la fin des années 1980 et pendant presque toutes les années 1990 en Russie, l'idéologie était pratiquement considérée comme un facteur criminel lié au fonctionnement des régimes totalitaires. On considérait que dans les sociétés prétendument "démocratiques et libres", il n'existait aucune idéologie et que c'était là justement le signe le plus révélateur de leur liberté.

Pendant les discussions, l'idée de Zinoviev selon laquelle le rejet et la critique de l'idéologie relevaient de l'escroquerie — pour réaliser une manipulation idéologique voilée, non publique et, comme disent les philosophes, non réflexive — a pratiquement fait l'unanimité.

L'idéologie est incontournable. Sans elle, l'homme ne pourrait pas exister en tant que phénomène social. Il ne pourrait commettre aucune action sociale. L'idéologie est souvent invisible, comme l'air, mais elle est toujours présente. Et l'homme moderne ferait mieux de le savoir. Car prendre conscience de l'omniprésence de l'idéologie permet de se poser des questions très importantes pour l'homme telles que "quel est le contenu de mon idéologie", "d'où tiens-je tout cela", "mon idéologie est-elle une connaissance ou une croyance" et "qu'est-ce qui distingue exactement l'un de l'autre?". Les questions de ce genre sont les seules à permettre à l'homme de vivre et agir de manière consciente et réfléchie. C'est la première chose qui est ressortie des lectures.

La deuxième question fut ensuite de déterminer de quelle idéologie nous avions besoin. D'abord selon des exigences formelles et non le contenu. Les discussions ont permis de distinguer les idéologies basées sur divers types de croyances sociales (structurées dogmatiquement) et les idéologies fondées sur la connaissance scientifique sociale, autrement dit celles qui peuvent être prouvées ou réfutées dans le cadre d'une pratique culturelle et historique.

Quelques mots sur la science et la méthode scientifique de réflexion. A la base de la méthode scientifique repose une hypothèse, c'est-à-dire une supposition fondamentale ou une présupposition, puis une expérience qui doit soit réfuter, soit prouver cette hypothèse. Il faut savoir qu'il n'existe pas d'expériences ratées dans la science, car aussi bien la preuve de l'hypothèse que sa réfutation apportent à part égale de nouvelles connaissances sur l'objet d'étude. En acquérant de nouvelles connaissances (conditionnellement positives ou conditionnellement négatives), nous avançons, et il n'existe aucun autre moyen d'obtenir des connaissances effectives. C'est ainsi que fonctionne la méthode scientifique dans le domaine des sciences naturelles.

Karl Marx en avait déjà conscience et avait transposé la méthode scientifique du domaine naturel au domaine social, dans le monde de la réflexion et de l'activité humaine.
Le philosophe allemand avait avancé l'hypothèse du communisme, sur laquelle nous avons basé une expérience sociale grandeur nature. Selon Alexandre Zinoviev, nous avons construit un "communisme réel" du point de vue scientifique, et il était impossible d'apprécier sa réussite ou son échec.

L'expérience a eu lieu et notre véritable objectif consiste aujourd'hui à extraire les connaissances de cette expérience. Si nous y parvenons, nous obtiendrons une authentique ressource pour un nouveau projet social, pour une autre étape de développement, y compris d'anticipation.

Si nous n'y arrivons pas, cela signifie qu'il n'y aura tout simplement pas de développement, que nous quitterons l'histoire. Au XXe siècle, nous avons fait participer la moitié du monde à cette expérience et avons contraint l'autre moitié à se déterminer et à se développer en fonction de la concurrence avec notre expérience. Cette dernière avait, sans exagération, une signification planétaire.

Pratiquement tous les participants à ces lectures ont fait référence au projet soviétique, à la confrontation des projets soviétique et américain — pas par nostalgie du passé mais pour tenter d'extraire les connaissances de cette expérience et réfléchir scientifiquement à notre monde humain.

Alexandre Zinoviev affirmait qu'au XXe siècle, "l'histoire humaine avait perdu presque entièrement son essence naturelle pour devenir artificielle". Il disait que l'humanité était entrée dans une époque d'"histoire planifiée". Or il n'est possible de planifier et de projeter qu'en s'appuyant sur les connaissances. Les croyances dogmatiques qui ont basé différents projets (que ce soit la foi dans le communisme ou la démocratie libérale) s'avèrent historiquement inconsistantes — et cela a déjà été prouvé au cours de notre expérience.

La théorie de l'"histoire planifiée" a une importance fondamentale car elle induit que des organisations macrosociales — les nations politiques et les États par exemple — qui renoncent à une expérience sur eux-mêmes ne pourront tout simplement pas exister dans la grande histoire humaine. Ils ne seront pas compétitifs dans le monde de l'"histoire planifiée".

La planification sociale et l'ingénierie sociale — et donc la grande expérience sociale — sont le moyen le plus moderne et pour l'instant le seul connu pour exister dans une ère d'histoire planifiée.

En se basant sur l'héritage des travaux d'Alexandre Zinoviev, on peut également affirmer que les nations, États et civilisations qui construiront en premier le schéma de la connaissance sociale scientifique (science humanitaire authentique) en expérimentant sur eux-mêmes obtiendront la même ressource puissante de développement anticipé que ce qu'avaient apporté les sciences dures à la civilisation d'Europe occidentale il y a 400-500 ans.

 

P.S.
Plusieurs invités étrangers étaient présents pendant les lectures mais il me semble important de relever ce qu'a déclaré Ajay Goyal (Inde) sur les Russes: "En Inde nous savons très bien que les Russes sont une nation de guerriers. Pas des guerriers dans le sens où ils sont toujours en guerre, mais dans le sens où un véritable guerrier est celui qui est prêt à donner sa vie pour ses idéaux". Cela me paraît fondamental pour comprendre la véritable signification de l'idéologie dans la vie d'un homme, et notamment de notre homme russe.