Le grand jeu géopolitique évolue rapidement, même à l'échelle historique. L'élimination du bombardier russe par la Turquie en novembre 2015 a joué un rôle déterminant. Cette situation peut être expliquée par plusieurs thèses géopolitiques.

Thèse n°1: la "couverture" américaine fonctionne

Il est évident que l'attaque d'Ankara contre le Su-24 russe était un acte bien réfléchi et planifié.

La décision de tirer un missile contre l'avion russe a été prise au plus haut niveau des autorités turques — c'est-à-dire soit par le premier ministre soit par le président. Le F-16 turc se trouvait de facto en embuscade et attendait sciemment l'avion russe pour l'attaquer.

Des équipes de tournage et les terroristes qui ont tué le pilote russe après qu'il s'est éjecté attendaient cette action au sol. La destruction de l'avion russe n'était aucunement motivée par une menace objective car il ne représentait aucun risque pour la sécurité de la Turquie — qui a complètement ignoré les normes internationales et les règles d'action dans de telles circonstances.

Mais alors pourquoi cette attaque? La réponse est évidente.

La Turquie a ouvertement revendiqué qu'elle continuerait d'adopter une position franchement antirusse. Elle s'est même proposée en tant qu'instrument antirusse pour les États-Unis dans le jeu global pour la préservation du système de domination américaine sur le monde.

La réaction des USA, en apparence retenue et contradictoire, est en réalité un soutien aux agissements de la Turquie, alliée militaro-politique de l'Amérique au sein de l'Otan. Si les USA, qui "sont" l'Otan, voulaient empêcher une escalade de tension et d'éventuels scénarios de recours à la force, il leur suffirait de condamner publiquement les actes de la Turquie comme ostensiblement excessifs et d'accuser Ankara de provoquer cette tension. Rien de tel n'a été dit ni par les USA, ni par les organismes formels de l'Otan. Ce qui signifie que soit les actions de la Turquie ont été officieusement préparées d'avance, soit les États-Unis ont évalué l'importance et l'utilité de ces agissements pour leur jeu géopolitique.

La proclamation de la position antirusse ouverte de la Turquie est très opportune aussi bien car elle vient se substituer à l'Ukraine antirusse affaiblie que du point de vue de la destruction des relations entre la Russie et ses partenaires en Asie centrale et en Transcaucasie.

Et bien sûr, un sujet potentiellement prêt à entrer ouvertement en conflit avec la Russie est apparu sur le théâtre des opérations militaro-politiques.
Les USA ne pouvaient pas passer à côté d'un tel "cadeau". Erdogan sait parfaitement que d'ici quelques mois, l'opération active de l'aviation russe mettra définitivement un terme au trafic pétrolier organisé par le groupe terroriste Daech. De plus, le renforcement de la souveraineté syrienne et l'éventuelle alliance d'Assad avec les Kurdes syriens pourrait tirer un trait sur le projet de destruction de la Syrie et sa transformation en zone "noire" de chaos dirigé où il eût été possible de mettre la main sur le pétrole et des territoires.

Erdogan a besoin de la "couverture" américaine pour contrer l'opération russe en Syrie et, plus largement, à l'échelle régionale. Il a manifestement réussi à parvenir à ses fins et nous assisterons prochainement à la poursuite du déroulement de la position antirusse turque non provoquée.

Est-ce que les informations russes sur le commerce pétrolier qu'entretiennent les Turcs avec des terroristes arrêteront les USA? Certainement pas. Est-ce que cela se manifestera dans les actes ouverts de la Turquie ou sous la forme d'un "soudain attentat", par exemple, dans les détroits de la mer Noire contre des navires russes — ce n'est qu'une question de forme et non de fond.

Thèse n°2: L'objectif de la coalition vise à prendre et repartager la Syrie

La situation qui a suivi l'attaque du Su-24 a mis en évidence une autre coalition composée du Qatar, de l'Arabie saoudite et de la Turquie. Les deux premiers sont les seuls pays (sans compter l'Ukraine) qui ont ouvertement soutenu les agissements de la Turquie.

Ils ont proposé leur aide pour écouler les marchandises turques qui seraient frappées par les sanctions russes. Contrairement à la coalition semi-mythique de 65 pays qui prétend combattre Daech sous l'égide des USA, la coalition du Qatar, de l'Arabie saoudite et de la Turquie existe réellement. Et ses objectifs ne coïncident absolument pas avec ceux qui ont été publiquement annoncés.

Le véritable objectif de ce trio vise à détruire l'État syrien, à s'emparer d'une partie des territoires syriens et à créer des couloirs pour le transport d'hydrocarbures.

C'est un projet de longue date dans lequel des milliards ont déjà été investis et pour lequel diverses organisations terroristes sont un instrument primordial — non un sujet à combattre et à éliminer. Au contraire, ce trio fera tout pour sauver son plan et renforcer encore les organisations terroristes en profitant de la "couverture" américaine — car les USA sont leurs alliés officiels.

Thèse n°3: L'Europe a capitulé

Aujourd'hui l'Europe est visée par un immense flux de réfugiés mis en place et dirigé par la Turquie. Si on ajoute à cela les attentats de Paris, on comprend que l'Union européenne n'est pas loin de capituler.

Pendant le récent sommet UE-Turquie, les Européens ont proposé des milliards d'euros à Erdogan pour qu'il prenne en charge plus de réfugiés et dans l'espoir que la menace terroriste baisse.

La position de l'Europe est suicidaire: par exemple, en quoi la proposition de supprimer le régime de visas avec la Turquie a-t-elle quelque chose à voir avec la limitation des migrations clandestines et la nécessité de stopper le flux de réfugiés?

Le résultat est évident: la levée du régime de visas contribuera à l'augmentation du flux de migrants. Après que l'adhésion de la Turquie à l'UE soit revenue à l'ordre du jour, Erdogan ne ferait qu'augmenter la pression.

D'ailleurs, les "richesses" proposées par les Européens ne suffisent pas au président turc. Il ne veut pas seulement recevoir 3,5 milliards d'euros pour "travailler avec les réfugiés", mais obtenir cette somme tous les ans — comme un tribut que les Turcs comptent recevoir de l'Europe défaite.

Pendant le sommet UE-Turquie à Istanbul, un éminent militant des droits de l'homme de l'opposition a été tué, des journalistes qui avaient écrit sur les livraisons d'armes aux terroristes par la Turquie ont fini en prison, et l'Europe libre et démocratique ne l'a pas du tout remarqué. Les prétendues valeurs européennes que sont la liberté d'expression et la démocratie ont encore montré qu'elle n'étaient qu'un prétexte.

Erdogan a obtenu le feu vert européen pour toute politique nationale ou étrangère en échange de promesses floues d'aider l'Europe.

Cette dernière est non seulement incapable de conserver son entité politique et de résister à la pression des USA (ce que nous avons vu pendant la crise ukrainienne), mais elle n'arrive pas non plus à résister à la pression de la Turquie.

Thèse n°4: La situation dans le Donbass va s'aggraver

Les circonstances susmentionnées rendent très plausible une détérioration de la situation dans le Donbass très prochainement.

Le président ukrainien Petro Porochenko y sera poussé par les problèmes nationaux gravissimes, ainsi que par la "demande" géopolitique des USA d'un renforcement et d'une escalade de la position antirusse.

Il est évident que sans l'approbation des Américains, Porochenko n'oserait pas relancer la guerre en Ukraine. S'il la déclenchait de nouveau, cela signifierait qu'il a reçu l'autorisation de le faire.

Il faut également s'attendre à la détérioration de la situation en Transcaucasie et en Asie centrale. Les partenaires russes de l'OTSC poussent à ce scénario par leur position floue concernant le Su-24 abattu, même s'ils pensent qu'ils échappent ainsi au danger.

Thèse n°5: Les USA réalisent le scénario d'escalade

Toutes les situations décrites ci-dessus sont des situations d'escalade de la tension et de rapprochement vers un grave conflit armé.

Il faut comprendre que ce sont les USA qui déploient ce scénario d'escalade. Ils pourraient le stopper — mais seulement en théorie. En réalité les États-Unis ne peuvent pas renoncer à l'escalade de tension et entamer des négociations vraiment équitables pour régler la crise, car cela signifierait le début de la destruction de l'ordre mondial américain et de la domination totale des Etats-Unis.

C'est le fond du problème. C'est en partant de ce constat que nous devons fixer des objectifs et planifier nos futures actions géopolitiques.