En 2015, le politiquement correct a disparu de l'analyse de notre situation historique et dans le discours russe.

On peut désormais s'exprimer autrement.

Il ne s'agit pas de convaincre nos opposants ou partenaires — cette tâche est aussi désespérée qu'inutile car ils ne se trompent pas: ils sont parfaitement conscients de la situation et connaissent leur véritable rôle dans les relations avec la Russie, nos faiblesses à leur égard et notre volonté de faciliter le jeu, particulièrement exprimée sous la présidence de Mikhaïl Gorbatchev et de Boris Eltsine. Notre stratégie de pacification de l'Occident a été un total fiasco. C'est précisément ce que l'Occident a défini comme sa "victoire" dans la Guerre froide alors qu'on s'était (bêtement) entendus pour un "match nul".

Il ne s'agit pas non plus de battre sans relâche nos opposants à la télévision, qui passent d'une chaîne à l'autre et sont toujours représentés pas les mêmes individus.

Il faut cesser de nous exposer volontairement à la censure néolibérale, totalitaire avant tout dans sa propre conscience historique — sans laquelle toutes les discussions sur le monde russe, la civilisation russe et d'autres notions plus littéraires que politiques et administratives ne valent rien.

Nous avons déjà suffisamment pris conscience de la nécessité et du "prix" de l'État — pour parler de manière pragmatique. Nous connaissons le caractère inévitable de la disparition historique dont certains s'efforcent encore de convaincre non plus les marxistes-communistes, mais leurs ennemis jurés — les néolibéraux et les partisans de la démocratie dirigée générale.

Sans État, il n'y a pas de vie décente. Sans État, nous revenons au chaos préhistorique. Et ce n'est qu'après plusieurs générations que l'on peut réparer les conséquences de son effondrement.

Cependant, s'il y a bien une chose que nous ne comprenons pas encore, c'est bien le type précis d'État dont nous avons besoin, quel État est possible et donc quel État nous devons avoir. Le piège suivant, pour notre autodétermination historique, est justement là.

Alors détruisons l'ancien monde jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, puis… Puis on reconstruira tout selon des plans justes, systémiques, c'est-à-dire antihistoriques. Comme si nous connaissions les lois scientifiquement justes et fondées des processus sociaux convenables pour tout lieu et époque, à l'instar des lois de la physique. L'idée est séduisante. Pour l'appliquer aucune reproduction, continuité, tradition, culture et historicité ne serait nécessaire. Tous ces principes seraient même nuisibles.

C'est justement comme cela qu'on nous propose aujourd'hui de construire une Russie libérale-démocratique, qui n'a aucun précédent historique dans notre pays. Le plus étonnant est que nous avons déjà recouru à cette méthode d'instauration d'un nouveau concept dans notre histoire: la création de l'URSS, d'une nouvelle Russie, a suivi exactement les mêmes règles. Toutefois, il s'est avéré rapidement — avec le début du stalinisme en tant que pratique de construction de l'État — que la Russie même très modernisée socialement, industriellement, politiquement et culturellement ne pouvait pas affirmer sa continuité avec la Russie historique.
Reproduire est bien plus viable que créer un nouveau système qui fonctionne. La Seconde Guerre mondiale, de surcroît, a fait revenir dans la société russe les traditions militaires prérévolutionnaires et la vie ecclésiastique. Et peu importe le nombre de tentatives entreprises par la suite pour revenir à la construction d'un avenir communiste foncièrement nouveau. Si nous avions conscience des limites réelles des innovations historiques viables, alors nous aurions probablement pu préserver certaines d'entre elles.

Il est ridicule de parler d'une "nouvelle Russie" qui n'existerait que depuis 1991, mais reprenant tout de même le drapeau tricolore de Pierre le Grand et l'aigle à deux têtes d'Ivan le Terrible. La compréhension de l'historicité inévitable de notre État commence à se former dans notre conscience sociale et pénétrer dans diverses sphères pratiques, bien qu'avec beaucoup de retard. Or, dans le domaine de l'historiquement reproductible dont nous avons besoin aujourd'hui, ne tombe plus seulement l'expérience de l'Empire russe prérévolutionnaire mais aussi la grandiose expérience historique de l'Union soviétique.

Le deuxième piège pour l'autodétermination historique adéquate — c'est-à-dire concurrentielle et en adéquation avec la pratique mondiale de la survie des grandes nations — a été installé sur le chemin commençant par l'historisme de la pratique étatique. Le fond de la nouvelle proposition se résume ainsi:

Considérons notre État historique par le prisme de la définition de l'État-nation. Pourquoi pas? La Russie n'est-elle pas un État des Russes? N'est-ce pas ce qui détermine son essence historique? Et si ce n'était pas toujours le cas, ne devrait-il pas en être ainsi à l'avenir? Regardez les États européens, unis en nations: dès qu'ils s'écartent de ce principe, leurs problèmes commencent — avec le multiculturalisme et les migrants.

Dans le classique de Benedict Anderson, L'imaginaire national, l'auteur montre clairement et de manière argumentée que toutes les communautés nationales et les idéologies nationalistes qui les unissent (qui exigent de donner à ces différentes nationalités leur propre État) n'ont aucune origine historique naturelle et représentent en elles-mêmes des constructions de l'imagination sociale éphémère à l'échelle historique.

En d'autres termes, les Lettons et les Ukrainiens ne sont plus les seuls à ignorer qu'ils ont été inventés par certains pour un usage technique très concret. C'est aussi le cas des Français ou des Allemands. Quand l'État français contemporain était en cours de création, son territoire renfermait de nombreuses nationalités et peuples dont aucun ne pouvait exclusivement détenir le pouvoir étatique. En ce qui concerne les peuples allemands, au XIXe siècle deux États étaient en concurrence pour l'espace germanique: la Prusse et l'Autriche.

C'est Hitler qui a offert aux Allemands un imaginaire nationaliste. Nous savons comment cela s'est terminé. Aujourd'hui, doter la communauté populaire d'une conscience nationale (or c'est bien l'objectif de l'État-nation) conduit à la perte de la souveraineté et à la mise en marche d'un contrôle extérieur, ainsi qu'à l'éclatement et à la destruction des États historiques réels. La culture politique russe, elle, s'est toujours appuyée sur l'internationalisme politique — aussi bien sous la Russie tsariste que soviétique. Il ne pouvait en être autrement: telle est la base de la structure étatique russe historique. "Les Russes" ne sont pas "les Slaves". Tous les peuples de Russie sont des Russes politiques. Le refus des Ukrainiens d'être russes a une nature et un sens purement politique. Ce refus n'a rien de naturel, d'historique, de culturel ou d'ethnique.

Les communautés nationales principales qui prétendent à la souveraineté et à la survie dans le monde contemporain s'appuient sur la culture de l'internationalisme politique. Ce sont les USA et la Chine (où il y a de nombreuses ethnies et langues, parmi lesquelles aucune ne peut être qualifiée de "chinoise commune", hormis l'officielle). La concurrence avec eux rend impossible notre rejet de la "structure étatique nationale" où il n'y a rien de vraiment national ou réellement étatique.
L'internationalisme politique est également le nouvel européanisme qui consolide le projet politique de l'Union européenne — il faut simplement comprendre que la communauté internationale créée de cette manière doit se souder avec l'internationalisme américain. Une souveraineté française ou allemande serait possible si ces deux pays ne s'étaient pas dégradés jusqu'au nationalisme respectif et avaient trouvé la force de devenir des États sur une base populaire internationale avec une culture politique dominante. Mais c'est ce dernier élément — l'abandon de la dominante culturelle politique, la "tolérance" et le "multiculturalisme" — qui les a finalement poussés à la réaction nationaliste.

Il serait suicidaire pour la Russie d'essayer, pour la première fois de son histoire, de devenir un État-nation, "la Russie pour les Russes". Cette autodétermination conduirait forcément à l'éclatement en dizaines d'États-nations — ce qu'on nous souhaite résolument. C'est pourquoi on importe la démocratie. C'est pourquoi on essaie par tous les moyens de soulever la question islamique.

La Russie pourrait se reproduire et concurrencer (se battre) pour sa survie seulement comme un État historique d'internationalisme politique dans le cadre de la culture historique russe dominante.

Tout individu, indépendamment de son origine, peut être Russe s'il accepte les règles d'autodétermination établies depuis des siècles. Ou bien Chinois. Ou encore Américain. Y aura-t-il des Européens? Le temps nous le dira. Mais c'est précisément ce que veulent devenir les habitants de l'Ukraine — et non des "Ukrainiens" — malgré la lutte des nationalistes ukrainiens. On peut le dire autrement: si nous ne voulons pas rester Russes dans le sens politique historique et traditionnel, alors pourquoi les Ukrainiens devraient-ils vouloir l'être?

Une structure étatique normale, basée sur la culture de l'internationalisme politique en tant que culture dominante — en particulier l'internationalisme politique russe — est une structure étatique impériale. Telle est la structure étatique russe, des USA et de la Chine. Par conséquent, il faut comparer nos États au niveau de l'idée d'empire — mais pour cela il faut d'abord se reconnaître en tant qu'empire. Reconnaître ce statut comme historiquement normal et commencer à l'analyser et se construire.

Un empire de type terrestre qui ne cherche pas à contrôler d'autres pays derrière la mer ou le monde entier est le type d'empire le plus ancien et qui a fait ses preuves dans l'histoire. Tous ses territoires et peuples, tôt ou tard, deviennent des acteurs à part égale de la construction impériale. C'était le cas de Rome (en fin de compte) et de Byzance. Telle est la Russie. Telle est la Chine. Telle pourrait être l'Europe — sans la participation des USA. Ce n'est pas le cas de l'Empire britannique ou des USA qui cherchent à placer sous contrôle extérieur le monde entier et en obtenir une rente financière.

Un empire historique normal est antimondialiste. Même la Rome antique ne se fixait pas pour objectif de dominer le monde entier. Un empire est un État international (ce qui veut induit également une culture politique dominante) qui est arrivé jusqu'à ses frontières naturelles. Un empire dispose d'un espace et de ressources pour l'existence autosuffisante de ses peuples. Il est seul à pouvoir être souverain. Il est le seul à pouvoir tirer un profit équilibré et durable de toute communication avec le reste du monde (du commerce à la guerre). On peut qualifier un empire de superpuissance, mais cela ne porte que sur son aspect militaire. Un empire est une version d'évolution pour toute l'humanité en concurrence avec d'autres versions — d'autres empires.

Si nous parlons sérieusement d'un monde multipolaire, alors c'est un monde avec plusieurs empires (tous les peuples n'y vivront pas), qui doivent éviter une guerre mondiale entre eux. Je le répète — ni le "monde russe" ni la "civilisation russe" n'apportent rien pour régler cette question. Ils n'existeront tout simplement pas sans empire russe. Il est donc temps d'appeler les choses par leur nom.