Pourquoi le parc de Treptow à Berlin doit rester un lieu de mémoire, pas de festival
Malgré la résistance désespérée de l'ennemi, l'Armée rouge avançait avec succès et l'issue de la guerre était évidente. Les soldats soviétiques, qui avaient traversé la moitié de l'Europe de bataille en bataille jusqu'au "nid" ennemi, voulaient tout de même que l'Allemagne capitule le plus vite possible pour limiter les pertes humaines…
Les dirigeants du IIIe Reich ne se faisaient pas non plus d'illusions. Les uns cherchaient à fuir, d'autres à se justifier. Même le ministre à l'Éducation du peuple et à la Propagande Joseph Goebbels avait suivi le mouvement. Le 19 avril, le principal menteur du IIIe Reich avait déclaré sans la moindre hésitation dans le dernier discours de sa vie: "Nos ennemis affirment que les soldats du führer ont traversé tous les pays d'Europe comme des conquérants; à cela nous pouvons dire: partout où ils sont venus ils ont apporté le bonheur et le bien-être, l'ordre, le calme, l'harmonie sociale, l'abondance, le travail et une vie digne".
Le mensonge de Goebbels était aussi évident que la mission de libération de l'Armée rouge en Europe.
"Je suis arrivé jusqu'à Berlin"
En dépit de la réalité du terrain, la propagande nazie continuait d'appeler les Allemands à tenir la défense de Berlin. L'obstination des hitlériens, qui n'a rien changé aux résultats de la guerre, n'aura finalement fait qu'augmenter les pertes dans les deux camps. Les combats aux abords de Berlin, dans ses rues et sur ses places furent sanglants. Le film Le père d'un soldat tourné par le réalisateur soviétique Rezo Tcheïdze montre ce qu'ont vécu les parents et les proches des soldats soviétiques tombés quelques jours, voire quelques heures avant la fin de la guerre.
La traductrice du QG de la 3e armée de choc Elena Rjevskaïa raconte:
"Une violente bataille se déroulait dans le 9e secteur spécial de la défense de Berlin, dans le quartier gouvernemental.
Nous étions menés par le combattant Kourlov, envoyé pour venir nous chercher. Un jour à Rjev, nous avons réussi avec lui à nous tirer d'un encerclement allemand qui se resserrait très vite…
J'ai conservé les lettres reçues par Kourlov de ses proches, de l'Oural… Sa femme écrivait en détail et simplement. La manière avec laquelle elle le protégeait contre toutes ses difficultés et préoccupations montrait une âme loyale et bonne. Quand elle voulait annoncer quelque chose de grave, elle le faisait après les faits: "Nikolaï, Liouda était très malade mais elle est en bonne santé à présent". Aucun gémissement, aucune plainte, aucun soupir…
Kourlov a participé à l'assaut de la chancellerie impériale, il a fait partie des premiers à pénétrer dans le bâtiment et a été mortellement blessé par un SS de la garde personnelle d'Hitler, alors que le drapeau rouge était déjà hissé sur le Reichstag."
De tels témoignages font immédiatement peser une boule dans la gorge.
Les guerriers qui ont pris Berlin étaient des héros jusqu'au dernier souffle. En témoignent les paroles du chef adjoint de la 29e brigade de fusiliers motorisés de la garde, le lieutenant-colonel Roman Serdiouk, avant de mourir: "Écrivez à ma mère qu'elle ne pleure pas. Je suis arrivé jusqu'à Berlin".
Mais quelle mère ne pleurerait pas en apprenant la mort de son fils?
"Sous un pont j'ai vu une fillette assise à côté de sa mère sans vie…"
L'idée d'immortaliser la mémoire des héros tombés dans l'assaut de la capitale allemande a été suggérée par les compagnons d'armes et les proches des héros morts au combat en mai 1945. Quatre ans plus tard, le 8 mai 1949, un mémorial dessiné par l'architecte Iakov Belopolski et sculpté par Evgueni Voutchetitch était inauguré dans le parc de Treptow de Berlin.
Le monument du Guerrier vainqueur soviétique et du Guerrier libérateur sur la colline, créé par Evgueni Voutchetitch, est une véritable œuvre d'art. Le soldat soviétique tient dans sa main droite une épée tranchant la croix gammée nazie, et sur son bras gauche il tient une fillette reposant avec confiance la tête sur l'épaule de son libérateur. Devant le soldat de bronze s'étend un champ de commémoration avec des fosses communes, des sarcophages, des coupes de feu éternel, deux étendards rouges de granit et des sculptures de soldats agenouillés — un très jeune et un autre un peu plus âgé.
Le monument, qui s'élève depuis 67 ans dans le parc de Treptow, a été inspiré par l'acte héroïque du sergent Nikolaï Massalov, qui a sauvé une fillette allemande pendant l'assaut de Berlin.
Massalov avait été appelé dans l'armée à la veille de son 19e anniversaire, en décembre 1941, au moment où les troupes soviétiques lançaient la contre-attaque près de Moscou. Son baptême du feu a eu lieu sur le front de Briansk au printemps 1942 et en septembre, son régiment a traversé la Volga pour rejoindre la 62e armée du général Vassili Tchouïkov. Le célèbre général a plus tard décrit Nikolaï Massalov: "Le sort a voulu qu'il soit avec nous sur l'axe de l'attaque principale des forces allemandes avançant sur Stalingrad. Massalov s'est battu sur le kourgane Mamaïev en tant que fusilier, pendant les combats de Severski Donets il était fusilier mitrailleur et après la libération d'Odessa il a été promu assistant du chef de la section de commandement. Il a été blessé en tête de pont à Dniestr, a été à nouveau blessé quatre mois plus tard en forçant la Vistule mais il est resté dans les rangs et a marché jusqu'à l'Oder avec la tête bandée.
L'acte héroïque qui a fait entrer Massalov dans les annales a été accompli à quelques kilomètres du Reichstag le 30 avril 1945. Voici le récit des événements par le général d'armée Tchouïkov: "Il restait 50 minutes avant l'attaque. Le silence s'était installé comme avant une tempête — alarmant et tendu. Et tout à coup, dans ce silence rompu uniquement par le crépitement des incendies, nous avons entendu des pleurs d'enfant, quelque part sous terre, de manière étouffée. Cette voix répétait en pleurant un seul mot que tout le monde comprenait: "Mutter, mutter…" ("Maman, maman…")
Le sergent Massalov s'est porté volontaire pour sauver l'enfant d'une mort inéluctable. Au péril de sa vie, il a rampé sur le macadam: "Sous le pont j'ai vu une fillette de trois ans assise à côté de sa mère tuée. La petite avait des cheveux clairs un peu frisés au niveau du front. Elle tirait sa mère par la ceinture et criait "Mutter, mutter!" Il n'y avait pas de temps pour réfléchir. J'ai pris la fillette sous le bras pour revenir. Mais elle s'est mise à crier très fort! En courant j'essayais de lui dire de ne pas crier pour ne pas dévoiler ma position. C'est là que les soldats nazis ont ouvert le feu. Merci à nos gars — ils m'ont sauvé en tirant de tous les canons."
L'historien Anatoli Outkine écrivait: "Heureusement, c'est à ce moment-là qu'a commencé le tir d'artillerie, comme si les artilleurs avaient entendu l'appel de Massalov, qui est apparu une minute plus tard avec une fillette de 3 ans sur les bras. Il a remis l'enfant au service médical et a repris l'étendard. Par conséquent, le monument érigé dans le parc de Treptow n'est pas une image quelconque ou une légende inventée, mais une véritable illustration d'un épisode de la Grande guerre patriotique."
De nombreux épisodes comparables ont rythmé le conflit et Massalov ne fut pas le premier à rejoindre les rangs des héros. La veille, au prix de sa propre vie, le sergent-chef Trifon Loukianovitch, originaire de Minsk, avait sauvé un enfant allemand alors même que sa propre famille avait péri pendant la guerre.
En 1965, Nikolaï Massalov est revenu à Berlin, capitale de la République démocratique allemande. Il y a vu le monument de bronze immortalisant son acte héroïque, ainsi que les exploits de Loukianovitch et d'autres soldats libérateurs.
Voutchetitch a dessiné la sculpture du guerrier d'après la silhouette d'Ivan Odartchenko, tireur au mortier appelé dans l'Armée rouge en janvier 1944 qui a terminé la guerre près de Prague. Il est arrivé en Allemagne après le conflit. En posant pour Voutchetitch, il tenait dans ses bras Svetlana Kotikova, 3 ans, la fille du général Alexandre Kotikov, commandant de Berlin.
Un festival de rock au pied du monument?
A la veille du 71e anniversaire de la fin de la Grande Guerre patriotique, nous avons appris qu'un festival de rock allait être organisé en septembre au parc de Treptow.
La porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova a immédiatement réagi: "Nous sommes sérieusement préoccupés par l'intention de la mairie de Berlin de délivrer l'autorisation d'organiser un festival de rock en septembre 2016 sur le territoire de ce mémorial. Il est question d'une activité de divertissement. Nous n'avions rien contre le déroulement de tels festivals, qui ont lieu dans le monde entier et dans notre pays. Mais il faut savoir que l'événement prévu, où sont attendues près de 50 000 personnes, se tiendra dans un lieu où sont enterrés 7 500 soldats soviétiques tombés pendant la libération de l'Europe du fascisme. Je ne veux pas croire que l'Allemagne contemporaine n'honore pas la mémoire de nos soldats, je ne veux pas que les autres pensent que la gratitude envers les libérateurs du continent a été oubliée."
J'ajouterai à ce qui a été dit par Maria Zakharova que les autorités municipales et nationales, comme tous les Allemands, ne doivent oublier en aucune circonstance que pendant la Grande Guerre patriotique notre peuple a perdu près de 27 millions de vies par la faute de l'Allemagne. En URSS, après la guerre, il était difficile de trouver une famille n'ayant pas connu le malheur de pertes irréparables suite à l'invasion allemande.
En 1945, le peuple allemand a pu se convaincre de la grandeur d'esprit et de l'humanisme démesuré des guerriers libérateurs. En arrivant en Allemagne, les soldats soviétiques n'étaient pas guidés par les appels de l'écrivain Ilia Ehrenbourg datant de juillet 1942, quand les hitlériens cherchaient à entrer dans le Caucase et franchir la Volga: "Désormais le terme "Allemand" est la pire malédiction pour nous. Désormais le terme "Allemand" décharge les fusils. Ne parlons pas. Ne nous indignons pas. Tuons".
Les soldats soviétiques ne se sont pas mis à tuer les Allemands uniquement parce qu'ils étaient Allemands. Ils ne se sont pas vengé contre les Allemands parce qu'ils avaient donné naissance et élevé des sadiques et des tueurs. Les soldats soviétiques sauvaient les enfants de l'ennemi au prix de leur propre vie, ils ne torturaient pas, ne brûlaient pas et n'enterraient pas vivant comme le faisaient les Allemands et d'autres "Européens civilisés".
Le traitement des prisonniers de guerre était également très différent. Nikolaï Obrynba, soldat soviétique fait prisonnier par les Allemands début octobre 1941 près de Viazma, racontait:
"Le premier camp était près de la ville de Bely. Un champ de labour entouré par un fil barbelé. Dix jours sans nourriture ni eau. On dormait sous la neige fondue dans la steppe…
Quand nous sommes arrivés au camp Borovoukha-2 des camps de Vitebsk, on ne nous donnait pas d'eau. Cela a duré cinq jours. De très nombreux prisonniers sont morts. Dans le camp nous avons été immédiatement enfermés sans boire, et ceux qui tentaient d'attraper la neige par la fenêtre se faisaient tirer dessus. La mortalité était colossale. C'était une élimination délibérée, planifiée et méthodique des prisonniers de guerre".
De son côté, Fritz Wittman, fait prisonnier par l'armée soviétique reconnaissait: "Nous n'avons pas été traités comme nous traitions les prisonniers soviétiques… L'administration russe, c'est parfaitement évident, s'efforçait de préserver la vie des prisonniers".
Les exemples cités sont typiques et pourraient remplir plusieurs livres.
Les autorités berlinoises ont encore le temps de changer d'avis et de renoncer à l'organisation d'un festival de rock dans le parc de Treptow. Si cette initiative blasphématoire était mise en œuvre, elle serait perçue par les citoyens de la Russie et d'autres pays des ex-républiques soviétiques comme un outrage prémédité et cynique envers un pays et un peuple pour lequel ont combattu nos grands-pères et arrière-grands-pères.