Même si tous les invités n'ont pas répondu présent au forum politique et économique de Saint-Pétersbourg, du 16 au 18 juin, la Russie était loin d'être isolée. On a notamment pu y voir le premier ministre italien, le président de la Commission européenne ou encore le secrétaire général de l'Onu. Au menu: affaires, affaires, affaires.

Même si le président américain Barack Obama se berce de l'illusion selon laquelle l'économie russe serait "en lambeaux", la réalité parle d'elle-même: les investisseurs qui veulent placer leurs capitaux en Russie sont nombreux, très nombreux, malgré toutes les tentatives de sanctions économiques contre Moscou.

La logique est simple: en plus de l'attractivité économique de la Russie, le modèle économique global imposé au monde par les USA est de moins en moins séduisant.

Rappelons maintenant quelques notions. La crise classique du capitalisme intervient quand se combinent surproduction, accroissement des contradictions entre les capacités excessives de production de masse et bon marché (basée sur la connaissance scientifique et l'organisation scientifique) et déficit du pouvoir d'achat du travail exploité. Sur sa première chaîne de production, Ford s'était fixé pour objectif de faire acquérir le produit — l'automobile — aux ouvriers eux-mêmes mais d'autres devaient également l'acheter pour que le modèle fonctionne. Ce qui est possible dans une entreprise concrète ne l'est pas au niveau de l'économie globalement.

La réponse socialiste préconisait de répartir les marchandises à prix fixe. Le capitalisme, lui, n'a rien inventé de mieux qu'une guerre pour l'expansion des marchés. Quand cette ressource s'est épuisée (même si la guerre ne s'est pas arrêtée pour autant), il a commencé à financer la consommation. Pour cela il a fallu recourir à l'émission (1:0 pour le modèle socialiste), la dette des consommateurs est devenue impossible à rembourser (l'annuler accorderait une victoire définitive au socialisme, mais pour l'instant 2:0 pour ce dernier). Sachant que la dette est concentrée dans les pays où la consommation est la plus importante — avant tout aux USA. De plus, les États-Unis s'armaient grâce à la planche à billets.

Aujourd'hui Washington doit trouver un moyen d'annuler sa dette au détriment d'un tiers, et il s'agira évidemment d'autres pays que les USA. Je pense que tous les acteurs économiques le comprennent aujourd'hui. Et cela ne convient certainement pas à tout le monde.

Les USA feront certainement endosser leurs pertes à leurs satellites dont ils ont pris le pouvoir à l'issue de la Seconde Guerre mondiale: l'Allemagne, l'Europe, le Japon, le Royaume-Uni et autres "trans-partenariats" léonins ("pacifique" et "atlantique") prévus précisément à cet effet.

Après le démantèlement de l'URSS, nous avons aussi accepté délibérément le joug du pouvoir global des USA. Aujourd'hui nous cherchons à en réchapper, ayant réalisé à temps ce qui nous attendait. Nous ne pourrons nous en libérer que par des moyens politiques — pour une raison évidente d'insuffisance de ressources économiques. Sans cette libération nous continuerons simplement à perdre rapidement ces ressources.

La Chine espère opérer la même manière mais grâce à sa puissance économique, en nous faisant endosser les risques politiques et militaires dans la mesure du possible. En échange, nous devons obtenir une rente économique appropriée. Quant aux Européens, qu'ils fassent leur choix. "Qu'ils continuent de subir s'ils veulent subir", comme l'a noté à juste titre le président russe pendant le forum.

L'ordre mondial établi par les USA ces 30 dernières années prévoyait une spécialisation des pays dans la production mondiale, dans le système de "répartition globale du travail".

L'ex-ministre russe des Finances Alexeï Koudrine continue de nous appeler à prendre "notre place" dans les "chaînes technologiques secondaires", comme il les appelle.

Dans le même esprit, la matière première est supposée coûter moins cher à l'hégémonie mondiale. Il est évident que ce conseil, perdu dans les couloirs du temps, se base sur le dogme de la non-prolifération des technologies et des connaissances scientifiques, sur la préservation de l'inégalité technologique fondamentale entre les pays et, comme nous l'avons entendu, Vladimir Poutine rejette clairement ce dogme. Dans l'ensemble tout est devenu clair: un laps de temps suffisant s'est écoulé et le voile du secret a été levé.

Accepter notre participation à la "répartition mondiale du travail" avec un rôle spécialisé pour notre pays nous conduit à accepter que la Russie ne soit plus qu'un fournisseur de matières premières — avec toutes les conséquences que cela implique, notamment la dépopulation. Pas besoin d'autant de personnes dans une station-service: un nombre dix fois inférieur suffirait. Et on cherchera à ne pas nous permettre quoi que ce soit d'autre.

La stratégie réelle de survie est ailleurs, dans la diversification et le développement technologiques, dans l'injection dans les échanges économiques de toutes les ressources admissibles, notamment les hommes et les terres.

Ce processus est déjà à l'œuvre à l'échelle mondiale. La mondialisation se poursuit. Simplement, notre marché global n'inclura pas le marché dominé par les USA. Mais potentiellement nous tous produirons, vendrons et achèterons sur notre marché global. Les règles du jeu sur ce marché seront différentes: nous ne sommes pas une hégémonie, pas plus que l'Inde et la Chine en dépit de leur puissance économique car elles n'émettent pas la monnaie mondiale et ne menacent pas le monde avec leur combat "pour la démocratie et les droits de l'homme".

La question du partage des profits se posera mais elle n'a rien à voir avec le partage des pertes. Et contrairement à l'URSS, nous n'entretiendrons pas les pays du tiers monde pour des raisons politiques. Ils n'en ont plus besoin.

Les sanctions non légitimes imposées à la Russie sont simplement l'instrument d'une concurrence politique et économique. Nous n'avions pas non plus accès aux technologies même quand la Russie était "sage comme une image".

Certes, on ne nous donne pas d'argent imprimé. C'est vrai. Mais il ne nous aurait pas beaucoup fait avancer de toute façon car on ne nous le versait auparavant que pour l'exportation spéculative du capital de notre propre pays, et pour consommer des importations. Mieux vaut qu'ils gardent cet argent car c'est une véritable drogue économique, tandis que les matières premières sont pour nous une assurance et une réserve.

De toute façon, le monde entier se pose la question de l'accès juste à la corne d'abondance technologique et de ce que feront les gens s'ils étaient libérés du travail. C'est la question du communisme réel. La réalisation de cette tâche, dans la logique de la société de consommation avec ses superprofits pour l'élite, est visiblement absente. Et il faudra se tourner vers notre expérience historique du communisme-socialisme, même si nous l'avons oubliée pendant un certain temps. Contrairement à la Chine.

La Pax Americana réduit son emprise et ne représentera bientôt plus que la moitié de l'humanité, voire moins. Les USA cherchent désespérément à reprendre le contrôle de l'Amérique latine mais ce ne sera pas facile. Quoi qu'il en soit, à l'intérieur de leur monde, les États-Unis s'efforceront de ne pas perdre leur hégémonie et même de la renforcer, de sauvegarder leur exclusivité, la domination militaire décisive, le contrôle financier sur tout, ainsi que l'inégalité matérielle et de consommation radicale en tant que base de l'ordre social non seulement de leur pays, mais également de "leur" monde.

La Pax non Americana dont nous sommes aujourd'hui le leader politique — une sorte de Résistance — ne sera pas construite sur l'hégémonie de quiconque. Pour se protéger contre le risque parfaitement réel d'une guerre contre nous, notre monde non-américain devra créer un véritable système collectif de sécurité continentale et intercontinentale. Et être autosuffisant, ce dont il est parfaitement capable.